GDF, itinéraire d’une privatisation, par Nicolas Cléquin (automne 2006) Extrait de la Lettre d’attac 45 n°39, automne 2006
En 2002, Lionel Jospin (alors Premier ministre en campagne électorale) et Jacques Chirac étaient allés signer main dans la main à Barcelone, au conseil de l’Union Européenne, l’ouverture à la concurrence des secteurs du gaz et de l’électricité (accessoirement, ils y avaient signé encore plus discrètement l’allongement de la durée de cotisation pour les retraites de 5 ans). En pleine campagne électorale, ils revenaient en France jurant la main sur le cœur que cette décision, prise sans aucun débat préalable, ne déboucherait pas sur la privatisation d’EDF-GDF, qui devait rester publique afin d’assurer les missions de service public auxquelles ils tenaient tant….
Ces promesses ont depuis volé en éclat - tout comme celle de Nicolas Sarkozy jurant à la tribune de l’Assemblée nationale, lorsqu’il était ministre de l’économie, qu’il n’ouvrirait jamais le capital de GDF au-delà de 30% ; pourcentage qu’il inscrivit alors dans la loi. C’est cette loi que le gouvernement actuel (soutenu par une majorité de députés UMP) souhaite modifier afin de permettre le mariage de Suez avec GDF devant permettre de repousser les assauts de l’Italien Enell. Toutes ces promesses n’auraient dû engager que quelques naïfs susceptibles d’y croire.
D’abord la promesse post-Barcelone. L’ouverture à la concurrence d’un secteur jusque-là en situation de monopole entraîne toujours une privatisation de la société publique qui possédait 100% du marché. Pourquoi ? Précisément parce que l’entreprise publique capturait 100% des clients. Le jour où la concurrence devient autorisée, cette dernière ne peut que perdre des parts de marché et voir son chiffre d’affaire diminuer. Pour éviter de lourdes pertes, l’entreprise publique prend les devants. Elle se transforme en multinationale et tente ou bien de conquérir des parts de marché à l’étranger, ou bien de diversifier ses activités. Elle rachète alors des concurrents étrangers au casino financier - car il est difficile de vendre de l’électricité fabriquée en France à des Argentins ou à des Ivoiriens. Pour ce faire, elle n’a pas le choix : soit elle emprunte à crédit (et remboursera en augmentant ses tarifs), soit elle puise dans ses fonds propres qu’elle fait croître par la même augmentation. Ce faisant, elle cesse de rendre une mission de service public... Mais qui s’en soucie encore à l’heure de la mondialisation néolibérale ?
L’ouverture au privé : un démantèlement programmé du service public
Il n’aura échappé à personne que depuis 5-6 ans, les tarifs d’EDF et GDF ont augmenté sans que l’on saisisse toujours les raisons de l’ampleur. De la même manière, les tarifs de France Télécom avaient connu pareille envolée dans les mois précédents l’ouverture à la concurrence. En effet, une entreprise publique ne peut avoir recours aux moyens classiques de la concentration horizontale, à savoir l’appel à soutien de ses actionnaires. Dans le cas d’une entreprise publique, l’actionnaire est unique et s’appelle l’Etat. Mais dans la période de préparation qui précède l’ouverture à la concurrence, l’Etat ne peut financer son entreprise sous peine de se voir condamner par l’UE pour distorsion de concurrence vis-à-vis de ses futurs concurrents privés. Dès lors, dès que les premières difficultés arrivent (besoin urgent d’investir, pertes financières à renflouer…), la solution s’impose comme d’évidence : il faut faire appel aux marchés financiers et ouvrir le capital. Ensuite, tout est question de sémantique. On parlera "d’ouverture du capital" et non de "privatisation". On parlera de "mission de service public" (sous entendu : l’entreprise rend désormais d’autres missions qu’on ne cite pas) et non de "service public" tout court. On met en avant - comme Sarkozy a su le faire en 2004 - que l’Etat restera l’actionnaire majoritaire. Ce qui est vrai : aujourd’hui, l’Etat possède 80% de GDF et la loi l’oblige à en posséder au moins 70%. Mais tout ceci ne change rien. La cession à des actionnaires d’une partie du capital (même très minoritaire) est incompatible avec les objectifs de service public de celle-ci.
Quelques exemples :
Des entreprises comme EDF et GDF devraient avoir comme objectif prioritaire de produire le moins possible. Il s’agit içi d’activités polluantes. L’entreprise devrait même avoir un budget pour des campagnes de prévention afin de réduire la consommation d’énergie, améliorer l’isolation des bâtiments… Est-ce compatible avec le fait de posséder des actionnaires privés à la recherche de dividendes ? Evidemment non, l’augmentation du chiffre d’affaire devient dès lors prioritaire.
De telles entreprises avaient été fondées (dans l’esprit du consensus de 1945) avec le souci de l’aménagement du territoire, et comme objectif de rendre un service identique, quel que soit le lieu d’habitation de l’usager et à tarif unique. Ce dernier s’appliquant grâce à la péréquation tarifaire (on gagne de l’argent avec les usagers urbains, et on se sert de ces capitaux pour développer le réseau dans les espaces isolés). Dès qu’une partie du capital devient privé, qui peut affirmer sérieusement que les actionnaires vont accepter durablement de fournir un service à des clients du fin fond des Pyrénées qui leur feront perdre de l’argent ? La concurrence dans les télécommunications l’a bien montré : essayez de vous servir d’un téléphone portable en Lozère… Aucun opérateur ne veut y investir, et les tentatives de coercition de l’Etat restent des échecs car il s’agit d’opérateurs puissants, qui ont des participations dans les médias… Le courage politique pour les affronter devient dès lors très limité. On nous répondra que l’Etat dispose de la majorité du capital : mais celui-ci ne vaudra plus rien si les actionnaires privés veulent vendre leurs actions en réaction à des mesures qui fond perdre de l’argent à l’entreprise dans laquelle ils ont investi. De même, l’Etat lui-même peut très bien se mettre à raisonner de façon exclusivement capitalistique, dès lors qu’il possède une entreprise qui se trouve en concurrence avec des opérateurs qui n’ont pas les « contraintes service public » à intégrer à leurs coûts.
Une entreprise publique doit rendre un service compatible avec les choix de la nation. EDF-GDF, 100% public et sans concurrence privée, c’est la possibilité de fournir à des prix très bas (les pertes pouvant être compensées par l’impôt). C’est aussi le moyen de fournir une énergie non polluante même si cela coûte plus cher (cela n’a pas d’importance : il n’y a pas de concurrents) au cas où, bien sûr, la volonté politique majoritaire irait dans ce sens. En situation de concurrence avec ouverture du capital, il faut abandonner ces objectifs car il faudra verser des dividendes, rechercher un optimum de rentabilité, faire des dépenses de publicité-marketing… Du reste, en 2005, le bénéfice net de GDF a augmenté de 96%. La hausse du coût de l’énergie n’est pas perdue pour tout le monde.
Des entreprises publiques doivent également avoir le souci d’offrir des salaires et des conditions de travail devant servir de référence aux autres travailleurs. Ces entreprises deviennent des multinationales et on ne voit que trop bien de quel type d’exemple il s’agira. D’ores et déjà, le statut des salariés de GDF et les divers avantages (Comité d’entreprise, retraites…) sont menacés, même si comme à France Télécom, on garantit leur maintien… dans un premier temps.
Echapper à la mécanique infernale
On le voit, le sommet de Barcelone mettait fin à la production d’énergie de service public. Il est particulièrement dommage que la lutte n’ait pas été entamée dès le lendemain. Dommage encore que le combat syndical ne tire pas davantage de leçons des privatisations passées. La promesse de sauver le statut des salariés, la distribution d’actions à prix avantageux, la garantie que l’Etat restera majoritaire ont une nouvelle fois suffi à rassurer de nombreux salariés - malgré les mises en garde et la clairvoyance de certains syndicats. Alors pourquoi se battre contre le projet de fusion Suez- GDF, puisqu’il est déjà trop tard ?
Parce qu’il s’agit d’abord et avant tout de se servir de la solidité de GDF pour sauver le soldat Suez menacé de fusion hostile avec Enell. Or s’il y tant de défenseurs de Suez, c’est parce que l’ex-Lyonnaise des eaux est un acteur stratégique important : outre qu’il a longtemps financé certains partis politiques, que son président d’honneur Jérome Monod était conseiller spécial de l’Elysée jusqu’à une date très récente, ce groupe a des participations dans de nombreux médias (ce qui peut toujours rendre service).
Parce qu’un échange de titres Suez-GDF nous éloigne encore un peu plus de la constitution d’un grand pôle public du gaz avec missions de services publics réaffirmées.
Parce que Suez étant producteur d’électricité, ce nouveau groupe entrera en concurrence avec EDF ; ce qui éloigne donc l’idée d’un pôle public de l’électricité.
Parce que GDF et EDF ont encore des activités communes. Ils seront donc soit-disant concurrents, mais avec des activités communes et un actionnaire commun : l’Etat. Au lieu d’avoir un monopole public répondant aux exigences de l’Etat, on se retrouvera avec des opérateurs privés en position de s’entendre sur les prix, ce qui est pire que tout.
Parce qu’un tel mariage entraîne des postes qui font doublons et dont la conséquence sera des plans de licenciements et restructurations.
Parce que jusqu’à présent, c’est l’Etat français qui négociait le prix d’achat du gaz. Plus le capital sera privé, plus il se désengagera de cette mission ; et plus il laissera les multinationales négocier et le marché fixer les prix.
Enfin, comme l’explique la déclaration d’Attac France, il n’y a rien à attendre en matière de baisse des prix.
Nicolas Cléquin
Attac 45