Rentrée sans marques 2006, Par Nathalie Sapena (automne 2006) Extrait de la Lettre d’Attac 45 n°39, automne 2006

Par Nathalie Sapena, journaliste, auteur de L’Enfant jackpot (Flammarion, 2006).

Ils se nomment Jacques Séguéla, Maurice Lévy ou Bernard Brochand pour les plus célèbres d’entre eux. Ce sont eux qui versent aujourd’hui les salaires des journalistes de la télé, de la radio ou de la presse. Ils disposent de l’argent des plus grosses entreprises du monde pour faire pression sur les hommes et les femmes politiques. Certains d’entre eux travaillent pour des dictateurs dans les pays pauvres. Ils sont bronzés et souriants et parlent de liberté pour mieux rendre les gens esclaves de la consommation. Ils achètent les stars qui vendent leur image contre de l’argent. Ils font la sortie des classes pour rendre écoliers et lycéens accros aux marques. Ils entrent dans les écoles pour en faire une marchandise. Ils sont prêts à tout pour de l’argent. Ils détruisent la nature. Ce sont les publicitaires.

Pourquoi les industriels élaborent-ils des malettes pédagogiques comme outils pour la maternelle ou le collège ? Pourquoi ces kits sont-ils gratuits et très bien conçus ? Pourquoi les enseignants sont-ils dépourvus de moyens de se défendre ? Pourquoi le ministère de l’Éducation nationale institutionnalise-t-il ces pratiques ? Quel intérêt trouvent les publicitaires aux grandes dents à entrer dans la bergerie de l’école ?

Apprendre à lire avec un petit gâteau au chocolat dénommé Pepito. S’initier aux rudiments de l’économie grâce à la banque CIC. Prendre une leçon d’anatomie avec Tampax, ou avec son concurrent Allways. Découvrir à la maternelle la nutrition selon Danone. Suivre des cours d’hygiène dentaire diligentés par Colgate. Se familiariser avec la sécurité routière sous la houlette du constructeur de voitures Renault…

Vous pensez cette description sortie du cerveau d’un auteur d’anticipation un peu farfelu ? Grave erreur. Dans cette liste, rien n’est inventé, tout est réel : ces marques, et bien d’autres, sont déjà bien implantées à l’intérieur même de l’école. Cela porte un nom : le marketing scolaire. Des agences spécialisées conçoivent fiches et mallettes avec l’aide (rémunérée) de psychologues, d’enseignants, de graphistes, des talents multiples qui s’allient pour masquer un message publicitaire derrière un habillage pédagogique. Des commerciaux démarchent enseignants et établissements pour proposer, gratuitement, ce matériel prétendument pédagogique ou des kits de kermesse. De la maternelle au lycée, les marques labourent les cerveaux de nos enfants pour promouvoir leurs produits et leur image. En toute impunité, malgré le fait que l’école est officiellement un sanctuaire de « neutralité commerciale ».

Les 300 000 victimes du lapin de Colgate

Prenons l’exemple du Dr Quenottes, sympathique lapin aux deux incisives d’une blancheur éclatante. Son credo : le brossage des dents. Ses armes : une brosse à dents et un dentifrice. Son ticket d’entrée dans les classes : un discours inattaquable auquel ni les enseignants, ni les parents, ni les dentistes ne trouvent rien à redire. Quel esprit chagrin irait s’aventurer à critiquer l’hygiène dentaire, surtout quand on sait que c’est le moyen le plus efficace pour lutter contre les caries ? Rares sont les enfants qui ne connaissent pas Dr Quenottes : cela fait vingt ans qu’il s’invite sans vergogne pendant les heures de cours. Chaque année, 300 000 enfants sont « exposés à l’image et aux conseils du Dr Quenottes », explique-t-on chez Colgate. Ce que Colgate ne dit pas, c’est que derrière la bonne cause, il y a un lucratif marché : le sympathique lapin ne se contente pas de porter la bonne parole, il distribue des échantillons de brosses et de dentifrices (ce qui est strictement interdit par les textes). La preuve, s’il en était besoin, de l’objectif commercial de ces investissements en « marketing scolaire ». Impossible bien sûr de savoir combien la multinationale dépense dans ces opérations de promotion scolaire, mais l’intérêt qu’elle y trouve saute aux yeux. Rien de mieux pour harponner de jeunes consommateurs que ce personnage qui joue sur l’affectif, le côté « doudou », l’imaginaire (une vidéo raconte les palpitantes aventures du Dr Quenottes). Rien de mieux pour fidéliser ces consommateurs que de les prendre le plus jeunes possible et dans un cadre scolaire encore préservé du brouhaha publicitaire qui règne à l’extérieur. D’autant plus préservé que les multinationales se montrent tout à fait précautionneuses : Colgate s’octroie les enfants du primaire, et Signal ceux du collège. Un accord bien plus rentable qu’une concurrence effrénée, qui risquerait par trop de révéler au grand jour les féroces appétits des grandes firmes pour le marché scolaire. Ainsi, Renault et Peugeot se sont également mis d’accord pour ne pas piétiner leurs plates-bandes.

Autre exemple : pendant quinze ans, un logiciel d’initiation à la lecture a été offert gratuitement par Pepito, et même proposé au téléchargement sur le site de l’académie de Paris… Un logiciel conçu par un psychiatre, qui faisait intervenir le petit Mexicain incarnant le biscuit au chocolat pour apprendre à lire aux plus jeunes. Soixante mille enseignants l’ont téléchargé, en toute candeur. Car en quinze ans, il n’y a eu personne, ni les enseignants, ni le ministère de l’Éducation, ni les fédérations de parents d’élèves, pour se poser la moindre question sur ce logiciel publicitaire. Ce n’est que quand l’émission de France 2 « Complément d’enquête » a tiré la sonnette d’alarme que le logiciel a fini par être retiré.

Le principe de neutralité commerciale : une coquille vide

Comment en est-on arrivé là ? Faut-il le rappeler, les textes sont limpides : l’école est censée être protégée des intrusions marchandes par le principe essentiel de la « neutralité commerciale ». En clair, pas de démarchage, pas de publicité, pas de distribution d’échantillons, pas de représentant d’entreprise dans les classes. « Les maîtres et les élèves ne peuvent en aucun cas servir directement ou indirectement à quelque publicité commerciale que ce soit », est-il ainsi précisé noir sur blanc dans la dernière circulaire sur ce thème. Le problème, c’est que cette circulaire s’intitule « Code de bonne conduite des interventions des entreprises en milieu scolaire » (publiée au Journal officiel du 5 avril 2001) et prévoit donc, une fois les principes énoncés, les exceptions… En gros, elle institutionnalise l’intrusion des entreprises dans l’école. Aussi, dit la circulaire, des fiches conçues et fabriquées par une marque et distribuées aux élèves peuvent-elles comporter des logos « discrets ». Les fameuses « mallettes » pédagogiques sont autorisées, tout comme les partenariats et les jeux concours, à condition qu’ils aient un « intérêt pédagogique » et qu’ils ne dissimulent pas « une véritable opération commerciale ». Autrement dit, une vision très « moderne » de la neutralité commerciale, réduite à une coquille vide.

Mais même si l’on adhérait à cette philosophie « pragmatique », même si l’on se résolvait à une prétendue nécessité d’encadrer les rapports entre l’école et les marques, la circulaire de 2001 ne fait qu’ouvrir une brèche, sans prévoir de garde-fou. Qui fixe les bornes ? Qui vérifie la « discrétion » des logos ? Qui s’assure du caractère pédagogique du matériel proposé ? Qui juge de son but commercial ? Le fait pour une marque de travailler son image, d’apparaître dans les esprits des consommateurs les plus jeunes et les plus vulnérables comme étant sympathique, éthique, en un mot, « cool » : cela n’est-il pas commercial ?

Le problème, c’est qu’il n’y a aucune instance pour répondre à ces questions. C’est à chaque enseignant de prendre seul la décision sur l’utilisation de ces outils, souvent extrêmement bien conçus. Une décision de plus en plus délicate à prendre, car depuis quelques années, face aux dérapages médiatisés comme celui de Pepito Log, les marques se montrent prudentes et leur publicité se fait moins frontale. « Depuis quelque temps, la qualité pédagogique du matériel de marketing scolaire est bien meilleure, parfois même excellente. Il existe encore quelques producteurs qui font de la publicité, mais cela relève de l’incompétence », explique Christophe Bernès, responsable de la pédagothèque de l’Institut national de la consommation, seul organisme qui évalue l’intérêt et l’aspect publicitaire des kits pédagogiques fabriqués par les entreprises (1).

Le paradoxe, c’est que cette amélioration de la qualité n’est pas forcément une bonne nouvelle : il devient en effet plus difficile de détecter les intérêts commerciaux de multinationales comme Nestlé ou Danone, experts en l’art de travailler leur image de marque et de manipuler les consommateurs à travers des discours d’apparence inoffensive. Et beaucoup d’enseignants, rassurés par la mise en sourdine de la pub, sont encore plus tentés d’utiliser ce matériel de qualité, et gratuit. Ils sont d’ailleurs un sur deux à avouer se servir, au moins occasionnellement, de ce type de produit, selon un sondage réalisé sur ce sujet par l’INC.

Des effets délétères sur les plus jeunes

Si les marques se battent pour apparaître sur les tableaux noirs, c’est bien parce que le magot est particulièrement alléchant. À plusieurs titres. Certes, les distributions de gâteaux lors des kermesses des écoles, les échantillons de dentifrices ou de produits d’hygiène intime auprès des adolescentes visent directement à vendre et à accroître les parts de marché. Mais plus subtilement, les marques travaillent en profondeur à façonner des consommateurs dociles. Pour cela, l’école est un formidable terrain de chasse, où le tumulte de la publicité extérieure arrive considérablement assourdi. Peu de concurrence, la caution des enseignants (inestimable chez les plus petits, pour lesquels la maîtresse demeure une référence inégalée) : la tenaille ainsi constituée avec le matraquage extérieur est redoutable. L’école est bien l’un des verrous stratégiques pour réussir ce qui compte le plus aux yeux des entreprises, la fidélisation des clients. Plus on prend les consommateurs jeunes, et plus ils resteront fidèles aux marques de leur enfance, pour lesquelles ils conserveront un attachement nostalgique.

Il est difficile d’isoler les effets du marketing scolaire de ceux de la propagande publicitaire à laquelle sont soumis les enfants dans la vie, et par la télévision en particulier. Mais nul doute que cette intrusion publicitaire quasi-clandestine accroît la pression sur des esprits en pleine maturation. Le cerveau d’un enfant continue en effet à se construire jusqu’à sept ans, et c’est le cortex préfrontal, zone impliquée dans les choix de consommation, qui se développe en dernier. Il est donc d’autant plus important de préserver des bulles d’oxygène non pollué par la publicité, comme l’école, pour que nos enfants grandissent en citoyens doués d’esprit critique et d’imagination, et non pas en simples consommateurs moutonniers. Et si l’on veut éviter d’en arriver aux excès américains, avec des publicités diffusées en plein cours en échange d’un financement sonnant et trébuchant, il est plus que temps de revenir à des dispositions plus claires pour bannir réellement la publicité des bancs de l’école.

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